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Le silence, signe évangélique

Il y a plusieurs sortes de silence, car il y a plusieurs manières d’écouter. Il y a, en effet, une écoute intérieure, du cœur, et une écoute extérieure, avec l’oreille. Il y a une écoute contemplative et une écoute ascétique. Une écoute qui est une grâce, un don, qui est mystique. Une écoute qui nécessite un effort physique, un effort de la volonté, qui est le fait de se taire. Le silence exprime donc, implicitement, une attitude et un état d’esprit, il est révélateur de l’être, comme la parole qui révèle ce qui habite celui qui parle. Le silence est une parole. Une parole qui nous invite à écouter ce qui s’entend, ce qui se dit, ce qui est extérieur à nous-même. Une parole qui nous invite à écouter ce qui se passe au tréfonds de notre cœur, à découvrir la présence de Dieu en nous. Une parole qui nous invite à nous taire, à faire l’unité, la paix en nous, à faire un tri des pensées, des images, des désirs qui assaillent notre intériorité. Le silence est une parole qui nous invite à faire le lien avec l’unique Parole nécessaire, Dieu.

Le silence, c’est l’absence de bruits, de paroles. Mais, c’est aussi, au milieu des bruits, des paroles, l’absence d’agitations intérieures, en prière comme au travail, c’est l’absence de pensées susceptibles de rompre le lien intime avec Dieu, de court-circuiter l’action de l’Esprit Saint qui œuvre en nous et nous permet de vivre en paix en nous-même et avec les autres. C’est un état qui indique le règne de la paix du corps et de l’âme, le fait d’être avec Dieu, d’être uni à Lui.

Cependant le silence, quand on en fait l’expérience, avant d’être perçu comme une grâce, un don, est perçu comme une ascèse, une difficulté. Aujourd’hui, il faut parler pour exister, il faut du bruit, de la musique pour meubler le temps et l’espace, le temps occupé à travailler, à manger, etc…, l’espace que l’on habite à plusieurs, où l’on côtoie des personnes que l’on refuse de connaître, d’aimer, avec qui on ne veut pas parler. Le silence peut nous rendre étranger, indifférent les uns par rapport aux autres… Le silence fait monter les pensées, les souvenirs, et avec les angoisses, les culpabilités, les murmures, les rancunes. Bien souvent, le silence ne conduit pas à la paix, mais à la guerre... On ne veut donc pas faire silence, ni en soi, ni au-dehors.

Mais, sans considérer ces difficultés du silence dues aux problèmes de l’existence et à l’histoire de chacun, le silence est une ascèse, il peut être voulu, car le propre de l’homme, c’est de parler, non d’être muet. La parole est un don de Dieu qui caractérise l’être humain par rapport aux animaux, qui lui confère l’intelligence suprême et le pouvoir. Dieu lui-même est Parole : « Le Verbe s’est fait chair ». Dieu parle et crée avec sa Parole, avec ce qu’il est. Dieu est aussi silence quand on ne le perçoit plus à l’intime de nous-même, parce que notre écoute n’est peut-être pas la bonne écoute, notre écoute n’est pas obéissance, elle n’est pas ouverture. L’amour de Dieu peut aussi se dérober à notre intelligence, à notre capacité d’entendre, parce que nous sommes pauvres, petits, limités, parce que la foi consiste à perpétuellement convertir son cœur, c’est-à-dire son écoute pour que notre écoute soit vraie, obéissance à la Parole divine et non interprétation de la Volonté de Dieu, pour que notre vie soit un témoignage. Notre écoute doit sans cesse se conformer à la Parole de Dieu, notre silence à ce que Dieu dit.

Les significations des verbes latins silere et tacere sont intéressantes et illustrent bien ce qui précède. Dans l’usage courant, ces verbes étaient interchangeables, mais tacere désigne l’arrêt ou l’absence de la parole dans une situation donnée, tandis que silere a un sens plus profond et plus général de tranquillité, d’absence de mouvement et de bruit. Il en est de même dans la langue grecque pour les verbes sigân, « être en silence », et siôpân, « se taire, ne pas parler sur ceci ou cela ». Les substantifs silentium et sigè se prêtent à être utilisés dans un contexte religieux comme expression de ce qui est la divinité, ou comme attitude humaine en face de la divinité. Par contre le mot taciturnitas ne correspond pas exactement au sens du verbe tacere. Son sens est plutôt péjoratif, car celui qui est taciturne est peu sociable. Les termes silentium et sigè, taciturnitas et siôpe révèlent les caractères du silence qui, dans le premier cas, est mystique, grâce, paix intérieure, union intime avec Dieu, contemplation de Dieu ; dans le deuxième, ascétique, arrêt volontaire de la parole.

S’il y a plusieurs silences, il y a aussi plusieurs raisons de se taire, de faire silence. On se tait pour être en silence, en état de vivre une union avec Dieu, pour être dans les dispositions qui permettent d’aller à l’intime du cœur. On se tait parce que l’on veut vivre dans le secret du cœur une union avec Dieu. Prier dans le secret, comme nous y invite Jésus dans l’Evangile, n’est-ce pas prier dans le silence, sans proclamer ce qui se vit au-dedans de soi, le dialogue que l’on a avec Dieu. Prier sans rabâcher, c’est-à-dire, prier simplement, n’est-ce pas prier dans le silence, offrir à Dieu ce qu’il sait déjà et se contenter de rendre grâce, de faire confiance. On se tait pour écouter, s’écouter. Pour écouter Dieu et les autres, pour recevoir la Parole, laisser l’autre nous parler, dire ce qu’il a à dire, à nous dire. On se tait par respect de l’autre, à cause de la charité. Le silence n’est donc pas seulement une grâce à recevoir, puisque faire silence, c’est aussi une décision à prendre, et une décision qui conduit à la grâce du silence, au don de la paix intérieure, à l’écoute mutuelle, c’est-à-dire à l’amour.

Nous avons dit plus haut que le silence est une parole. Il l’est en effet, parce qu’il dit « quelque chose », il est un signe. Comme l’obéissance, le silence est un signe d’humilité et de charité, c’est un signe évangélique plus édifiant que tout discours. C’est ainsi que les Pères du Désert, dans leur enseignement sur « l’art de la discrétion », nous invitent à être muet, comme aussi à être aveugle, sourd ; ceci pour éviter de répondre, de juger de façon inopportune. Il vaut mieux être aveugle, c’est-à-dire, faire comme si l’on avait pas vu tel ou tel frère faire telle ou telle chose, afin de porter sur son frère un regard de charité, pur de tout jugement ou de tout mépris. Il vaut mieux être sourd, ne pas retenir telle ou telle parole pour garder un cœur pur, libre de toute amertume. Et il vaut mieux être muet, comme Jésus, se taire pour ne pas juger, mais aimer par delà un acte mauvais dont on a été témoin. Le silence, c’est de l’amour. Si la parole tue, le silence lui peut redonner la vie et la dignité à une personne.

L’obéissance est un renoncement à sa volonté propre, une disposition d’esprit qui rend disponible pour faire la volonté de Dieu, c’est l’exercice de la liberté. Semblablement, le silence est le renoncement à sa parole propre pour se faire écoute de la Parole divine et se faire tout à tous. C’est s’ouvrir, et non se fermer, contrairement à ce que l’on pense. C’est s’ouvrir intérieurement pour laisser Dieu agir par ce qu’il dit, ce qu’il fait dire aux autres. Dieu prend vie en nous, et sa présence nous transforme. Si nous nous taisons, sa parole en nous nous recrée, sans cela, pas d’union à Dieu, pas de paix avec les autres.

On peut demander la grâce du silence, mais on peut aussi prendre le chemin du silence qui nous permet d’atteindre cette grâce, c’est-à-dire prendre les moyens, s’efforcer de se taire pour s’exercer à l’écoute. La grâce, n’est-elle pas la force qui nous est donnée pour nous taire, écouter ? La force, n’est-elle pas la grâce qui nous établit déjà dans la paix du silence ? Il n’y a pas d’ascèse sans contemplation, et vice versa.

Jésus et le silence

Jésus est un modèle de silence et de parole. Jésus, c’est le « Verbe fait chair », la Parole vivante de Dieu. Ce qui est étonnant quand on lit les Evangiles, c’est de constater que Jésus a d’abord vécu dans le silence, et dans l’ombre, c’est-à-dire dans le secret du vouloir du Père ; enfant, infans, sans parole, il a d’abord été à l’école de Marie et Joseph, à celle de l’écoute où il a appris à être homme. Lorsque l’on réfléchit sur les trente premières années du Christ, on comprend mieux la valeur, ou plutôt l’impact, des paroles qu’il adresse à ses disciples, aux malades, aux savants, aux docteurs de la Loi, car si le Fils de Dieu est passé par l’expérience du silence, celle d’être sans parole, d’être enfant, c’est que la parole n’est pas un pouvoir mais un don qui se révèle au fur et à mesure que l’on grandit, que se forme notre intelligence, c’est que la parole passe par un apprentissage de la vie, de l’écoute. Jésus silence, lorsqu’il est sans parole, lorsqu’il n’est qu’un enfant, est écoute.

Plus tard, lorsque Jésus inaugure sa vie publique, quand il est à l’école de son Père céleste, c’est-à-dire au service de sa volonté, il parle et pose des actes : quand il appelle ses premiers disciples, quand il guérit des malades, libère des possédés. Tout ce que fait et dit Jésus ne fait qu’un. La parole est un acte, elle ne reste jamais sans effet. Cela n’est pas sans rappeler la Création, la manière dont Dieu créa le monde. Le souffle qui parcourt les eaux correspond à un temps d’écoute, de silence. Dieu plane sur les eaux, il « cherche » les mots qui exprimeront le mieux ses désirs, sa volonté de nous donner la vie. Dieu n’a rien créé sans avoir préalablement désiré, écouté, c’est-à-dire conçu en lui-même, dans son coeur. Puis il parla et tout exista ! Et vint le temps où la parole prit chair, et où celle-ci advint pour nous sauver.

Jésus, par sa parole, apaise les tempêtes de la mer, la violence qui habite les hommes, des possédés, il libère par les mots-clés qui pardonnent, dénouent intérieurement. Cependant, il n’hésite pas à se retirer seul au désert, à entrer dans le silence. Devant les hommes qui veulent le piéger par sa parole, Jésus préfère se taire plutôt que de juger une femme adultère. Les mots ne doivent pas remplacer les actes, ni les actes contredire ce que l’on dit. Jésus nous enseigne en ce sens à être en vérité. Jésus nous apprend aussi à agir dans le secret, le silence, à ne pas faire du bruit par nos bonnes actions. Sur la Croix, après avoir prié, Jésus se tait avant d’expirer, avant de donner son souffle, et ce qu’on entend de lui, c’est un cri. La première parole d’un enfant est un cri, l’émission d’un premier souffle… A la Pentecôte, Jésus enverra son souffle, l’Esprit qui rappellera à ses disciples tout ce qu’il a dit… La parole est aussi insaisissable que le vent, que le silence !
Jésus est un modèle de silence et de parole, c’est-à-dire un modèle d’humilité et d’obéissance, d’écoute. Quand Jésus parle, ce n’est pas de lui-même, pour lui-même, pour sa gloire, mais c’est toujours habité par la sagesse de son Père, son Amour, c’est pour transmettre le don de la Vie éternelle. Jésus nous prévient et nous invite à la vigilance : l’excès de parole est mauvais, peut nous faire basculer dans le mal. Il faut donc être capable de se taire, d’être simple. Chercher le silence, c’est chercher le bien. Jésus l’affirme : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche de l’homme qui souille l’homme, mais ce qui sort de sa bouche ». La parole peut en effet faire des dégâts dans la vie d’une personne, souvent plus qu’un geste violent. Jésus ne lésine pas sur les mots, il traite d’homicide celui qui insulte son frère. Ce qui veut dire que la parole doit être charité. L’amour est la seule raison pour laquelle Dieu parle et se tait. Se taire, plutôt que de dire du mal, c’est aimer. Ecouter, c’est aimer. L’écoute et le silence, comme l’amour, donnent la vie, la paix. La seule parole de l’homme, c’est celle que nous enseigne Jésus par le témoignage de ce qu’il a vécu en vérité et simplicité : agir pour faire le bien, témoigner par des actes, être une bonne parole par toute sa vie.

Les cisterciens et le silence

Les cisterciens vivent selon la RB et selon un certain état d’esprit propre à leur charisme qui se trouve exprimé dans les écrits des pères de Cîteaux. La RB et la littérature spirituelle cistercienne forment un tout et donnent un enseignement original sur la pratique du silence et de la parole dans les monastères.

a- La RB

Il est frappant de constater en lisant la Règle que saint Benoît parle du silence en lien avec la parole. Si saint Benoît demande aux moines de se taire, c’est qu’ils parlaient ! A l’époque de Benoît, la parole était présente dans les monastères, ce qui l’a conduit à instituer une sorte de discipline de la parole, plutôt que du silence. Pour mettre au point cette discipline, Benoît donne les raisons qui justifient la pratique du silence. Le moine est venu dans le monastère pour chercher Dieu, il s’est retiré du monde pour vivre une solitude commune avec des frères qui sont habités par ce même désir de Dieu. Or Dieu se cherche dans l’écoute. C’est le premier mot de la Règle, le premier commandement de Dieu.

L’écoute pour Benoît revêt le sens de l’obéissance, c’est-à-dire celui de l’abandon de sa volonté propre. Pour Benoît, il faut, en effet, se dévêtir de l’intérieur de tout ce qui nous empêche de servir librement. Mais cette obéissance au dépouillement de soi est un chemin étroit ; il l’a donc balisé par toutes sortes de recommandations concernant l’usage de la parole et du silence, il a établi une sorte de « code de la route » pour atteindre l’intériorité. C’est pourquoi la pratique du silence apparaît chez lui comme un exercice spirituel ascétique et celle de la parole comme un exercice de la charité. La parole doit être uniquement un moyen d’exercer la charité.

Le chapitre sur l’abbé nous offre le modèle du moine qui fait un bon usage de la parole et du silence. La parole, c’est le ministère de l’abbé qui représente le Christ, donc sa parole est au service du salut des frères. Il doit enseigner, ordonner, exhorter ses disciples, agir comme il parle, parler en vérité et en acte, faire des remarques, écouter, dialoguer. (Le cellérier doit lui aussi avoir une bonne parole lorsqu’il ne peut satisfaire la demande matérielle d’un frère). Et quand l’abbé a tout dit et tout fait pour le salut d’un moine récalcitrant, il se tait et prie.

Le silence pour Benoît est un acte d’humilité, une attitude intérieure, un signe révélateur d’une véritable liberté et d’une grande maturité humaine. C’est pourquoi dans les douze degrés de l’humilité qui nous permettent d’accéder à l’amour de Dieu, on peut découvrir les douze degrés du silence qui nous font parvenir à la paix, à l’unité intérieure et à l’union à Dieu dans la solitude du cœur : 1) s’abstenir de paroles 2) faire taire les pensées 3) faire taire ses désirs personnels 4) écouter 5) patienter 6) avouer ses fautes 7) ne pas se plaindre 8) obéir 9) garder le silence 10) être discret dans sa façon de rire 11) être humble dans son cœur 12) parler doucement. Ces douze degrés, ou attitudes à avoir vis-à-vis du silence et de la parole, qui transparaissent dans ceux de l’humilité, sont douze étapes pour parvenir à un bon usage du silence et de la parole, qui vont de la libération des vains propos à celle des mauvaises pensées, de la pureté de la parole à celle du cœur, de l’abandon du mensonge au don reçu de la vérité, de l’orgueil à l’humilité, à l’amour. Ces étapes du silence nous tracent un chemin de conversion du cœur.

Nous remarquons que dans ces douze degrés du silence, Benoît mêle silence et parole. C’est qu’il ne veut pas « brimer » la nature humaine. L’homme, en effet, a été créé avec la parole, avec le rire, avec des désirs. Ce qui compte, c’est d’ordonner la parole, le silence, le rire, les désirs et les pensées. En ce sens, Benoît donne des indications non pas pour brimer le moine, mais pour le libérer intérieurement, le rendre maître de ses passions, de ses paroles comme de ses pensées. L’essentiel, ce n’est pas tant que le moine se taise, mais qu’il sache se taire en temps opportun, que sa parole, comme son silence, soit charité. Le bon usage du silence et de la parole n’a pour but que le bien commun et la paix du coeur. Le silence du moine permet aux autres d’exister, il est respect de la vie intérieure des autres, signe de communion fraternelle. Le silence n’est donc pas séparation, indifférence mais bien plutôt respect et communion profonde, source de charité, humilité, simplicité de coeur.

Saint Benoît tient particulièrement au silence de la nuit ; après l’office des Complies, le moine doit absolument se taire ; mais à cause de la charité, ce silence qui est attente, espérance de Dieu, peut être rompu. Il nous montre par là que l’amour et l’obéissance sont les raisons pour lesquelles on parle. Je n’ai pas le droit de refuser une requête d’un autre frère d’un geste qui résume un non catégorique et l’observance du silence. Ainsi le silence, comme toute observance (on rompt le jeune pour manger avec les hôtes que l’on accueille, on rompt la solitude pour s’occuper des malades), n’a sa valeur que dans l’amour. La force, la grâce et la beauté du silence, du jeûne, de la solitude, c’est l’amour.

b- Silence cistercien

Le silence est particulièrement important pour les cisterciens. « Dans l’Ordre, le silence est une des principales valeurs de la vie monastique. Il assure la solitude de la moniale dans la communauté. Il favorise le souvenir de Dieu et la communion fraternelle ; il ouvre aux inspirations de l’Esprit-Saint, entraîne à la vigilance du cœur et à la prière solitaire devant Dieu. C’est pourquoi en tout temps, mais surtout aux heures de la nuit, les sœurs s’appliquent au silence, gardien de la parole en même temps que des pensées.[1] »

Le silence est un moyen d’union à Dieu. Il est un chemin de pacification, d’unification intérieure, de pureté du cœur, de conversion. Moins le moine parle, moins il se répand au-dehors : il peut donc vivre la grâce de la communion avec Dieu et avec ses frères.

« Rien ne répand davantage hors de soi le cœur de l’homme que l’abondance de paroles. Rien ne mène plus vite au vain discours, ou au sot bavardage, ou même aux propos grossiers que l’abondance de paroles. Alors, pour fuir l’abondance de paroles, nous gardons le silence, même « à propos du bien », pour que l’occasion ne soit pas offerte au mal. « Couvert, le feu brûle davantage », dit le poète. Le mouvement de l’âme, s’il ne se répand pas au-dehors par la verbosité, tournoie intérieurement en une ronde continuelle, comme une flamme de feu et, passant en revue tous les replis de la conscience, trouve de quoi renouveler en lui la douleur d’une salutaire componction, produisant un feu lumineux que dans sa méditation, il dirige vers le haut. « Et dans ma méditation, est-il dit, le feu s’embrasera ». Ainsi arrive-t-il que celui qui a appris à se taire au-dehors avec les hommes, commence intérieurement à parler à Dieu lui-même [2]».

Le silence ne doit pas être pratiqué en vue de mener une certaine forme d’érémitisme. La communauté cistercienne n’est pas une communauté d’ermites, mais une communauté de frères ou de sœurs retirée au désert. Dom Bernardo, notre abbé général, aime bien dire en ce sens, avec un brin d’humour, que les cisterciens ne sont pas des solitaires mais des personnes solidaires, car le charisme cistercien, c’est la vie commune, plus précisément, la vie de communion, car la vita communis est la vie du commun des hommes d’un milieu déterminé.

La pratique du silence ne doit pas non plus être considérée comme un moyen de se protéger des autres, de protéger sa vie spirituelle personnelle afin d’éviter des conflits, des distractions, afin de rester fidèles aux observances monastiques. Le silence est un chemin de paix et de prière, et il est communion, amour de Dieu et du prochain. Le silence créait une solitude intérieure, relative, un espace intérieur pour rencontrer Dieu, un espace pour la prière. Par l’absence de paroles, le moine, la moniale, peut vivre une union forte avec Dieu. Mais, il faut reconnaître qu’il peut y avoir des abus dans l’usage du silence (comme des abus dans l’usage de la parole), dans le sens où celui-ci ne sert plus la charité, prend le dessus sur la vie fraternelle, dans le sens où le silence peut être réduit à une observance pure et « simple ». Il faut considérer la pratique monastique du silence et de la parole, comme une pratique de l’amour. « Le vrai cistercien est celui qui sait non seulement quand il faut garder le silence, mais quand et comment il faut parler, montrer ou non de la sympathie.» [3] Sinon le silence est mutisme, isolement au nom de saints rites monastiques, il devient un moyen de se mettre à l’abri des autres et de commettre des « fautes »…, il n’est plus un temps de rencontre avec Dieu, de communion fraternelle, un espace intérieur pour aimer.
Le silence, tel que le concevaient nos premiers Pères, et déjà saint Benoît dans le chapitre sur « l’obéissance aux choses impossibles » de sa Règle, c’est la première étape du dialogue et de la paix ; sans silence, pas de paroles qui portent du fruit de charité, de même que sans prière, il n’y a pas d’action porteuse d’un fruit d’amour. Il y avait bel et bien la parole entre frères à l’époque de saint Bernard, mais cette parole devait être charité. Aelred pratiquait avec ses frères ce qu’on appelle aujourd’hui le « dialogue communautaire », ceci pour libérer les cœurs et ajuster l’amour les uns envers les autres. Ce que nos premiers Pères nous apprennent ainsi, c’est qu’il n’y a que le commandement de l’amour qui puisse justifier le silence et la parole, comme la solitude et le service des autres. Le dialogue, le silence et la parole sont nécessaires pour chercher Dieu. La parole entretient le lien de la charité entre frères et le silence celui que l’on a avec Dieu. Si le silence est écoute de l’autre, il est amour, don de la grâce. Il ne saurait être simple observance.

Conclusion

Le silence est amour. Il nous tourne vers Dieu, car c’est un moyen qui nous permet de L’écouter, de Lui parler, de nous rendre disponible pour les autres, pour aimer. La charité donne sens au silence et est le but du silence.

Le silence est une grâce qui pacifie intérieurement : il unifie. Chemin de paix, il est chemin de communion à l’intime du cœur.

Le silence purifie. Faire taire les pensées, éteindre les excès de notre imagination, les appels de nos désirs, tout cela crée « en nous en cœur pur, capable de Dieu », d’écoute, d’amour vrai.

La parole est nécessaire, elle prend son sens, elle aussi, dans l’amour. Dans la vie monastique, il faut pratiquer la parole, le silence, le dialogue, à cause de l’amour, à cause de l’évangile, pour que notre retrait du monde soit un témoignage.

Sœur Marie-Benoît



[1] Constitutions des moniales C.24 : « la garde du silence ».

[2] Isaac de l’Etoile, Sermon 50 pour la fête des saints Pierre et Paul.

[3] Thomas Merton, La vie silencieuse, p. 130, ed. du Seuil, Paris, 1957.